La narration simultanée

Devant son manuscrit l’enlumineur n’est pas laissé à lui-même. Il est guidé par le texte à illustrer mais le travail lui est aussi préparé sous forme d’indications écrites ou d’esquisses à côté de l’espace réservé à l’illustration. Le format des enluminures est déterminé par l’espace qui leur est laissé par le copiste. Dès que le « volume » succède au rouleaux, celui-ci est illustré, parfois abondamment. Avec la multiplication des enluminures, les artistes essayent de nouveaux procédés pour organiser leur récit et les animer. Lorsque le manuscrit comporte de nombreuses enluminures, le peintre peut multiplier les instantanés mais ce n’est pas toujours possible. l’image peut alors se structurer en séquences sous forme de cases ou de bandes.

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Nous pouvons prendre pour exemple la Bible de Charles le Chauves (Manuscrit Paris BNF, département des manuscrits latins) Dans la première bande, trois épisodes se déroulent : saint Jérôme quitte Rome, prend un bateau pour la Terre Sainte et gagne Jérusalem, où il engage un juif converti au christianisme pour lui enseigner l’hébreu. On peut déjà remarquer que le même personnage se trouve représenté 3 fois dans la même case ce qui permet d’évoquer le déroulement du voyage du saint qui reste reconnaissable car représenté de la même façon ; il porte notamment les même vêtements d’une représentation à l’autre. Il est aussi distingué par son auréole. Dans le registre central, le saint commente la Bible pour des auditeurs des deux sexes et des copistes prennent des notes. En bas, le saint distribue des exemplaires de sa traduction latine de la Bible à des moines, puis ces derniers, à droite comme à gauche, rentrent chez eux chargés de volumes de la Bible. Le texte explicatif est situé sous chaque image.

C’est surtout avec la primauté de l’image unique, que les peintres vont devoir trouver la manière de scander les moments successifs d’un même épisode. Ces épisodes peuvent être peu nombreux et se suivre de façon logique.

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Par exemple, dans cette enluminure tirée d’un manuscrit du Décaméron de Boccace du milieu du XVs. (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal), un élément naturel sépare deux temps de l’action, tandis qu’un troisième est disposé en bas de l’image : le personnage, prend la mer, fait naufrage et est sauvé par une lavandière.

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Les événements peuvent aussi être très nombreux. Ainsi dans cette enluminure extraite de l’Histoire de la conquête du noble et riche Thoison d’or (Manuscrit du XVs., Paris, BNF). Jason se livre à une série d’exploits. Dans le cadre d’une seule enluminure, il est représenté pas moins de neuf fois ! La lecture ne se fait plus seulement de droite à gauche mais l’utilisation de la perspective permet de déployer les séquences en profondeur. On reconnaît Jason car il est représenté de façon identique comme c’était déjà le cas notre 1er exemple.

On peut donc voir qu’il n’y a pas de code de lecture unique. Chaque enlumineur représente le mouvement et le déroulement de l’histoire à sa guise (en s’inspirant aussi de ce qui a déjà été fait).

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Dans cette enluminure tirée du Roman de la violette (Manuscrit, Milieu du XVs., Paris, BNF), sont représentés trois épisodes d’un roman. L’histoire commence à droite, la seconde case est celle de gauche et il faut lire en dernier l’image du milieu. Qui ne connaît pas l’histoire s’y perd !

Cette technique pour représenter le déroulement d’une histoire n’est pas seulement utilisée par les enlumineurs. On la retrouve aussi dans la célèbre tapisserie de Bayeux.

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Insérées dans le récit linéaire de la « tapisserie » de Bayeux, se déroulent des séquences où le sens de lecture est modifié. Ainsi dans cette séquence, on voit le roi Édouard vivant en haut du bâtiment et mort dans son linceul en bas. Le récit repart vers la gauche pour figurer le cortège funèbre du roi (alors que la tapisserie se lit de droite à gauche en général).

Comme tout écrivain a sa grammaire pour raconter une histoire, l’enlumineur dispose de différentes techniques pour attiser la curiosité de celui qui va prendre un manuscrit en cherchant à en saisir le sens.

Pour retrouver ces enluminures et bien d’autres vous pouvez visiter l’exposition numérique de la BNF « La BD avant la BD »!