Nouvelles du front 2: de nouvelles images

Décidément, la BnF est un monde formidable où s’applique la fameuse règle: « quand y en a plus, y en a encore » !

C’est en effet tout à fait par hasard que le moteur de recherche malicieux du site du département des Archives et manuscrits m’a averti de l’acquisition toute récente par ladite institution d’un manuscrit jusque là inaccessible, connu comme le « SMAF 81-83 » (ou « SAMF, ex ‘Bute' » pour les plus audacieux), et désormais baptisé du doux nom de « NAF 28867″… Vous l’aurez tout de suite compris, SMAF pour « Société des manuscrits des assureurs français », l’ancien propriétaire du manuscrit qui l’avait mis en dépôt à la BnF, et NAF pour « Nouvelles acquisitions françaises »…

Mais heureusement pour nous, la BnF, très fière de son acquisition, ne s’est pas contentée de changer la cote du manuscrit mais l’a aussi numérisé (en couleurs) et mis en ligne, ce qui nous rajoute de superbes images à commenter. Et pour votre plus grand bonheur, vous compterez sans doute parmi les premiers à les voir !

Nouvelles du front: de nouvelles images

Bonjour à tous,

voici quelques nouvelles concrètes de l’avancée du projet (non exhaustives, je vous rassure). Comme vous le savez, depuis le colloque de l’année dernière, nous reprenons le travail déjà fait: c’est une bonne occasion de reprendre des choses qui n’avaient pas forcément été faites jusqu’au bout, notamment à cause du travail exigé par la préparation du concours.

Et pour mon plus grand bonheur, alors que je vadrouillais sur Gallica (notre meilleure amie à tous, contrairement aux microfilms), je suis tombée sur ce que je croyais n’avoir jamais existé: la version numérique du BnF Ms fr. 2616-20.

Dans notre jargon, ça veut dire que c’est un manuscrit français conservé dans le fonds anciens de la Bibliothèque nationale de France sous les cotes 2616, 2617, 2618, 2619 et 2620. Cette particularité le rend quelque peu difficile à appréhender, car il s’agit bien d’une seule œuvre, mais divisée en cinq volumes, qui ont donc chacun une cote distincte:  logique. Et encore, on a de la chance: les cinq cotes se suivent… Enfin bref, revenons à nos moutons, car ce n’est pas pour ça que nous n’avions pas les images: en fait, pour des raisons d’organisation interne, son étude a été repoussée puis réalisée dans l’urgence à partir de l’ouvrage ô combien utile d’Anne D. Hedeman (The Royal Image: Illustrations Of The Grandes Chroniques De France, 1274-1422, California Studies In The History Of Art), c’est-à-dire qu’on savait quelles enluminures le manuscrit comportait mais qu’on n’avait pas pu les voir et donc les commenter.

Heureusement, tout est bien qui finit bien puisque nous allons pouvoir prendre soin, dès maintenant, de ce pauvre manuscrit que nous avions laissé en déshérence, et vous aurez dans la publication des détails les concernant qui ne figuraient pas dans notre présentation lors du colloque.

Test: quel moine copiste êtes-vous ?

1.En entrant dans une bibliothèque…
Vous ressortez immédiatement: tous ses manuscrits pleins de poussière, ça vous donne des allergies.
Vous vous jetez aussitôt sur le dernier best-seller de Froissard.
Vous allez immédiatement vérifier le manuscrit qu’a dernièrement recopié frère Geoffroy, pour le comparer au votre…

2.Quand l’abbé vous convoque pour vous confier une tâche spéciale…
Vous accourez avec tout votre matériel, pour lui montrer que vous êtes prêt à commencer tout de suite.
Vous commencez à échafauder un plan pour refourguer le travail aux nouvelles recrues.
Vous vous inquiétez beaucoup, vous avez de l’asthme en ce moment, et puis vous seriez mieux aux cuisines, frère Guillaume a fait une tarte aux framboises aujourd’hui…

3.Le soir, avant de vous coucher:
Vous trouvez un prétexte pour vous balader dans les couloirs et espionner vos camarades à travers les trous de serrure, pour avoir de quoi les faire chanter plus tard.
Vous relisez votre travail, une petite erreur serait regrettable !
Facile: une infusion de tilleul et au lit !

4.Quand votre supérieur hiérarchique direct reçoit une commande royale:
« Zut, il va vouloir en faire plusieurs exemplaires: ça va nous faire du boulot… »
« Génial ! Avec un peu de chance, il oubliera le gâteau au miel qu’il a trouvé dans mon pupitre l’autre jour… »
« Super ! Cela montre encore une fois le primat de notre scriptorium ! J’ai hâte de voir le résultat ! »

5.Quand le même supérieur hiérarchique direct vous désigne pour l’aider à composer son texte:
C’est le plus beau jour de votre vie !
Vous êtes d’accord, à condition qu’il vous obtienne une augmentation de votre ration quotidienne proportionnelle à la quantité de travail supplémentaire.
Ça ne pouvait pas tomber plus mal ! Vous commenciez à peine à profiter du système !

6.Quand l’heure du repas interrompt brutalement votre travail avec votre dit supérieur:
Vous décampez aussitôt et sans scrupules: l’heure du repas, c’est sacré !
Quelle aubaine ! Vous lui assurez que vous lui rendrez votre copie le lendemain: ça vous laisse le temps de la faire faire par votre minus préféré.
C’est votre travail qui compte avant tout: vous êtes prêts à jeûner pour terminer la longue phrase qu’il est en train de vous dicter.

7.Quand on vous dit « Grandes Chroniques de France« …
« Courage ! Fuyons ! »
« Zut, plus que deux semaines et j’ai a peine fini le petit b) du grand IV. du chapitre 20… »
« Mais où il est passé le minus ? »

8.Quand le roi part en croisade très mécontent du retard dans sa commande:
Vous redoublez d’efforts pour embobiner vos camarades.
Vous sacrifiez tous vos temps libres pour avancer dans votre travail.
Vous vous réfugiez aux cuisines pour éviter de croiser votre supérieur.

9.Quand vous apprenez que le roi est mort:
Vous vous en remettez très vite: votre supérieur va enfin arrêter de vous casser les pieds avec son manuscrit !
Vous êtes trop triste pour quitter les cuisines à présent: vous avez besoin de compenser…
C’est une catastrophe ! Votre supérieur doit être très déçu: votre carrière est fichue ! »

10.Quand on vous dit que le nouveau roi maintient la commande:
Vous reprenez goût à la vie: votre carrière n’est pas mort-née !
Vous tirez un trait sur vos vacances.
Ça vous fait une raison de plus pour sortir des cuisines. La première, c’est que c’est votre supérieur lui-même qui est venu vous l’annoncer…

11.Quand le manuscrit est enfin terminé et va être remis au roi:
Ouf ! Vous allez enfin pouvoir vous la couler douce, les doigts de pied en éventail.
Cela vaut bien un petit plus à midi !
Vous êtes au septième ciel: vous avez participé à la renommée de votre communauté, voire du royaume tout entier ! Mais prenez garde à l’infarctus quand même: vous n’avez pas dormi depuis des jours…

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Si vous avez plus de :
Vous êtes le moine copiste parfait: vous vous dépensez corps et âme pour réaliser en temps et en heure (ou à peu près) le travail qu’on vous confie, sans attendre de récompense en retour. Gare au surmenage !

Si vous avez plus de :
Vous êtes un moine copiste assez dévoué, mais vous faites passer votre bien-être avant tout: pas question de dépasser vos limites et de travailler pour rien ! Mais vous feriez bien de prendre garde à votre ligne si vous ne voulez pas vous attirer le mépris de tout le scriptorium

Si vous avez plus de :
Vous consacrez votre temps et votre énergie à chercher à échapper à vos tâches en embobinant vos camarades ou de jeunes recrues naïves pour les faire à votre place. Vous savez qu’un jour, ça se retournera contre vous, alors vous en profitez tant que vous le pouvez. Mais prenez garde tout de même: le retour de bâton pourrait être plus rapide que prévu…

Pharamond porté sur le pavois par les guerriers francs

De Francion à Pharamond

   Au Moyen Âge s’est développée l’idée que les Francs avaient, tout comme les romains de l’Antiquité, des origines mythiques. De là l’idée que les Francs descendent des troyens, développée avec plusieurs variantes.

La plus ancienne, qui remonte au VII° siècle, implique un certain Francion, neveu d’Énée, qui aurait vaincu les Alains à la demande de Valentinien (donc au IV° siècle après Jésus-Christ) et fondé le peuple des Francs. « Franc » voudrait donc dire « féroce ».

Un siècle plus tard, vers 727, une autre variante fait intervenir Anténor, un puissant troyen qui trahit le roi Priam, s’enfuit, fonde Venise puis fonde Sycambria avec Priam le Jeune au XII° siècle avant Jésus-Christ. Les sycambriens auraient ensuite prospéré, jusqu’au IV° siècle après Jésus-Christ où Valentinien aurait tenté de les soumettre à l’impôt. Ils auraient alors refusé et obtenu une exemption d’impôt pendant dix ans en se battant contre les Alains. À l’expiration de l’exemption, ces Francs (cette fois appelés ainsi parce que « libres d’impôt ») auraient de nouveau migré, cette fois en traversant le Rhin, sous la houlette de Marcomir, fils de Priam, et Sunno, fils d’Anténor. À leur mort, les Francs auraient choisi un unique roi, Pharamond, fils de Sunno. Ce Pharamond aurait eu un fils, Clodion le Chevelu, qui aurait donné naissance à Mérovée, lui-même père supposé de Childéric 1er, père de Clovis. Aujourd’hui, les historiens sont quasiment sûrs que Pharamond n’a jamais existé, et ont de sérieux doutes, sinon sur l’existence, du moins sur les liens génétiques de Clodion et Mérovée. Mais je m’égare, revenons à nos moutons.

   Vous l’aurez compris, cette histoire a du mal à tenir la route, car plus d’un millénaire sépare la fondation de Sycambria et la bataille contre les Alains qui donnent leur nom aux Francs, alors que les auteurs ne parlent que de quelques générations de princes…

   Pour remédier au problème, auXII°-XIII° siècle, Rigord, le célèbre biographe de Philippe Auguste, invente le personnage du duc Ybor, qui serait parti de Sycambria et aurait fondé Paris au IX° siècle avant Jésus-Christ. À partir de là, se développe l’idée d’une fusion précoce entre les sycambriens et les gaulois dont parlent les textes latins, et pour conserver le mythe, on attribue aux gaulois les mêmes origines troyennes que les Francs. Mais la chronologie continue de poser problème, et les humanistes finissent par remettre en cause le mythe tout entier en montrant que les peuples barbares sont bien plus récents.Cela n’empêche cependant pas Ronsard de se prendre pour le Virgile national avec sa Franciade.

   En fait, le mythe des origines troyennes a surtout un intérêt politique: se réclamer d’ancêtres troyens, c’est garantir l’ancienneté, l’unité et le prestige de la nation par rapport aux autres pays. C’est d’ailleurs ce qui rend la figure de Francion un peu problématique à partir du XIII° siècle, quand il n’est plus présenté comme le neveu d’Énée mais comme le fils d’Hector, et donc apparenté à Turcus (ancêtre éponyme des Turcs) et Brutus (ancêtre éponyme des Anglais). Plus concrètement, le mythe troyen est utilisé pour prouver les droits des Francs sur une partie de l’ancien Empire romain ainsi que l’indépendance du royaume par rapport à la papauté et au Saint-Empire, pour dénigrer les Anglais (on développe l’idée que les Troyens bretons auraient été exterminés par les Saxons et que les survivants se seraient repliés sur la petite Bretagne) et pour justifier les croisades. Il justifie même le fait que le roi doive obtenir l’accord de ses sujets pour lever des impôts sur tout le royaume, car les Francs sont par définition libres de tribut.

    Et les GCF dans tout ça ? Eh bien, elles consacrent leur premier chapitre aux origines troyennes des Francs, en insistant beaucoup sur le combat des Francs contre les Alains. Mais si le texte ne change pas beaucoup, les enluminures elles sont assez variées et mettent l’accent sur des évènements différents (les combats entre Grecs et Troyens, la fuite de Troie, la fondation de Sycambria, les affrontements entre Francs et Alains ou entre Francs et Romains…), comme vous le verrez.

Pour plus d’informations sur ce mythe, voir Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 1985. Vous pouvez aussi essayer la page facebook « le mythe troyen français » … si vous n’avez pas froid aux yeux 🙂

Mais qu’est-ce donc ?

GCF.jpgLes Grandes Chroniques de France, ou « Roman des rois » – si vous aimez Bernard Guenée –, ou « GCF » si vous aimez notre jargon, sont un ouvrage majeur du Moyen Âge. Pour faire court, il s’agit à la fois de l’épopée des français de la nuit des temps à la Guerre de Cent Ans, de la généalogie détaillée des rois de France et d’un formidable ramassis de chroniques, biographies et autres textes fort divers.

   À l’origine rédigée par Primat, un moine de Saint-Denis, à la demande de Saint Louis, cette chronique a en effet eu un destin peu banal: Primat ne l’ayant pas achevée avant la mort de son commanditaire, en 1270, il l’a donc offert donc à son fils, Philippe III. D’autres moines dyonésiens n’ont ensuite de cesse de poursuivre son œuvre, sous l’impulsion royale – en particulier celle de Charles V –. C’est un véritable best-seller: on en connaît plus de 700 exemplaires. Il est même imprimé, en deux éditions, à la fin du XVème siècle. Mais à partir du XVIème siècle, les Grandes Chroniques sont considérées comme obsolètes: plus personne ne croit aux origines troyennes des francs. Elles tombent dès lors dans l’oubli, puis, bien plus tard, dans les mains des historiens.

   Aujourd’hui, il reste des Grandes Chroniques au moins 84 manuscrits enluminés, disséminés entre de très nombreuses bibliothèques, à commencer par la Bibliothèque nationale de France (que nous appellerons BnF) et la British Library (BL) à Londres. Toutefois, nous n’avons pu prendre connaissance que du contenu de 53 d’entre eux, et nous n’avons pu recueillir les illustrations que de 40. Ce qui nous fait quand même un bon millier d’enluminures à commenter, rassurez-vous !